Après la chute du mur de Berlin, les pays de l'Est ont entrepris rapidement de reconstruire leurs industries, leurs banques, leurs réseaux de communication, leurs routes. Mais qu'advient-il de leur gastronomie? Peut-on rebâtir aussi des habitudes culinaires, faire à nouveau vibrer les papilles de peuples entiers, après des décennies d'insipidité encouragée? Marquée par un communisme sans zeste, la Pologne cherche maintenant ses racines gourmandes
«On appelle ça un sekacz», lance Zbyszkek Kmiec alors que j'observe deux Polonais à la tête blanche, vêtus du costume traditionnel, qui font tourner au-dessus du feu, dans l'âtre d'une cheminée, un énorme gâteau empalé comme un rôti. «C'est une ancienne recette prussienne.»
Un peu plus loin, Zbyszkek, qui s'autoproclame «vagabond culinaire», veut me faire goûter à une charcuterie appelée kindziuk, faite d'un estomac de porc farci de toutes sortes de pièces de viande, le tout séché et fumé. Dehors, un autre cuisinier de la région a traîné une ancienne cantine militaire, qui date de la dernière guerre mondiale, remplie d'une soupe au chou dont la particularité est de mijoter pendant des jours et des jours jusqu'à ce que son goût se transforme.
«Pendant les années communistes, on faisait parfois ces recettes à la maison, en privé, explique Zbyszkek, le genre de gars costaud qu'on ne s'étonne pas de voir prendre une bière à 10h le matin. Mais la vérité, c'est que ces recettes ont survécu par miracle.»
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Nous sommes dans le nord-est de la Pologne, à quelques dizaines de kilomètres des frontières de la Lituanie et de la Biélorussie, dans une région au doux nom de Suwalszczyzna.
Ces cuisiniers à l'ancienne ont tous été invités à venir présenter leurs spécialités à des chefs venus de partout au monde pour quelques jours. Les Polonais sont de toute évidence très fiers de ce qu'ils ont à montrer. Et ils ont raison de vouloir bien paraître.
La douzaine de paires d'yeux qui les observent appartiennent à de gros canons, venus goûter à leurs créations. Il y a René Redzepi, pilote du restaurant Noma, à Copenhague, leader mondial. Albert Adrià, figure de proue de l'avant-garde espagnole, frère du célébrissime Ferran. Sont là aussi Iñaki Aizpitarte, Pascal Barbot, Claude Bosi, Magnus Nilsson, Alexandre Gauthier, Ben Shewry, Kobe Desramaults, Daniel Patterson, Mauro Colagreco, Ana Ro?... De grands noms venus de France, des États-Unis, d'Australie, de Slovénie, de Belgique, de Suède, qui collectionnent les étoiles Michelin et les palmarès. Dans le groupe se trouve aussi Modest Amaro, le chef de Varsovie qui pilote la relance de la gastronomie moderne de son pays.
Tous sont réunis à l'occasion d'un événement quasi annuel et expérimental appelé Cook it Raw.
Lancée dans le cadre de la conférence sur les changements climatiques de Copenhague en 2009, cette rencontre plus qu'annuelle de chefs hypercréatifs se voulait au départ l'occasion d'une réflexion sur les défis écologiques modernes en cuisine. Au fil du temps, après s'être baladé du Japon jusqu'en Laponie, d'un lieu et d'un contexte improbable à un autre, le groupe a vu évoluer son espace de réflexion.
En août, en Pologne, les chefs se sont retrouvés pour cuisiner, explorer, réfléchir sur la gastronomie dans un univers postcommuniste. Ils se sont posés au coeur d'un pays qui a peut-être reconstruit ses institutions culturelles, son système bancaire, son industrie et son espace commercial, mais qui a maintenant beaucoup à faire pour rebâtir aussi ses papilles et son imagination. Pour reprendre contact avec ses saveurs ancestrales, avec son âme gourmande.
«La Pologne avait jadis une cuisine d'une grande richesse», explique le chef polonais Modest Amaro. Dans les anciennes recettes précommunistes qu'il a réussi à déterrer, il a trouvé des créations complexes, avec des truffes, du foie gras, des langoustines, toutes sortes d'ingrédients de luxe. «Et puis, dit-il, 50 ans de communisme ont créé un trou noir. Les traditions ont été gelées.»
Dans les pays de l'Est, durant ces années, l'alimentation est devenue un univers terne, uniforme. «Dans une famille typique, il n'y avait pas d'herbes, d'épices, tout était toujours basique, explique la chef Ana Ro?, de Slovénie, un pays qui faisait jadis partie de la Yougoslavie communiste. Du bouillon, de la purée de pommes de terre, de la viande. Parfois, parfois, un strudel aux pommes. Et personne n'avait envie de manger autre chose.»
En cuisine comme ailleurs, la singularité était découragée.
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Maciek Kowalczuk est réalisateur. Il travaille en publicité et au cinéma. Mais il a aussi une passion pour la gastronomie et a filmé un documentaire sur l'expérience Cook it Raw. L'idée d'aller aussi loin que Suwalszczyzna pour retourner aux sources de l'alimentation précommuniste est un peu de lui.
«Ce qui est intéressant de cette région, c'est qu'elle est restée un peu intacte», explique l'homme d'une quarantaine d'années, qui se rappelle l'époque où la variété ne se trouvait qu'à la campagne, tandis qu'en ville, on mangeait du faux chocolat et de la viande rationnée.
La Pologne communiste permettait les petites fermes privées. Donc, les gens travaillaient intensivement la terre et pouvaient ne pas se limiter aux banalités. D'autres allaient en forêt cueillir des champignons, des baies, produits très communs dans Suwalszczyzna.
«Quand le communisme est tombé, nous n'étions pas au stade d'industrialisation de l'agriculture que l'Ouest avait atteint», explique Maciek.
Cette situation est aujourd'hui un atout. D'ailleurs, la région est reconnue comme une des moins polluées d'Europe. Et toute la Pologne s'enorgueillit de son modèle agricole structuré autour de petites fermes.
«Il y a beaucoup plus ici qu'on pense», résume Tør Nørretranders, journaliste scientifique danois, invité à animer les discussions de Cook it Raw. «Au lieu de se sentir en retard, les gens d'ici doivent réaliser qu'ils sont assis sur un trésor.»